LA VIEILLE DAME SUR LE BANC
Elle arrivait à petits pas souples et légers. Son allure ne laissait pas présumer de son âge qui devait être déjà bien avancé. Quand, parfois, je la croisais, quand je la découvrais subitement de très près, j’étais surpris par tant de grâce mais aussi par tant d’années inscrites sur ses traits. C’était en fait une vieille, une très vieille dame.
Je l’avais rencontrée un soir, ou plutôt, une fin d’après midi. Moi, je promenais mon chien, comme je le fais maintenant depuis tant d’années, depuis que je suis un vieux retraité. Je promène mon chien, le matin et le soir. Jamais, je ne l’avais rencontrée le matin, allez savoir pourquoi ? Nos rencontres ont donc commencé un soir, et par la suite, je l’ai vue presque tous les autres soirs. Enfin, je dis presque, parce que je ne la voyais que les jours où le vent se levait, pas du tout les jours où la mer était calme et il n’y avait pas la moindre petite brise.
Elle était toujours très simplement vêtue, sans artifice aucun, juste une jupe longue, avec un pull par en dessus, ou bien un pantalon, et quand le temps changeait, une longue veste noire qui recouvrait le tout. Lorsque le froid s’installait, elle continuait pourtant à venir, mais elle ajoutait une paire de gants et un joli bonnet assorti. Pas un bijoux, pas un foulard bariolé, aucune couleur vive dans ses vêtements, mais seulement une grâce qui irradiait de tout son être, une grâce incroyable qui me fascinait et m’interrogeait profondément.
Le lendemain de notre première rencontre, je l’ai revue qui arrivait tranquillement, à pas lents et posés. Elle alla s’asseoir sur un banc face à l’océan et elle resta là, immobile, le regard fixé au loin. Et le lendemain, encore, et le jour suivant de nouveau, et ainsi de suite tous les autres jours. Toujours à la même heure, en fin d’après midi, toujours au même endroit, toujours le regard porté au loin. Mais, son regard ne demeurait pas figé et fixe, il se déplaçait. Pour regarder quoi ? Je n’en avais aucune idée.
Elle semblait si bien, si heureuse, si pleine de sérénité face à ce paysage, que je me disais : « Elle doit évoquer un ami parti au loin, elle doit sans doute penser à un de ses anciens voyages, elle doit revoir un pays visité ou bien elle laisse tout simplement son imagination vagabonder au rythme des flots, des vagues et des marées ».
Jamais, je n’avais vu de vieille dame aussi jolie, aussi sereine et aussi jeune d’aspect. Elle rayonnait quand je la voyais de près. Elle n’avait pas l’air de souffrir de rhumatismes comme la plupart des vieilles personnes. On aurait presque dit une jeune fille dans un corps de vieille dame.
De temps en temps, je m’asseyais sur le banc à ses côtés, et peu à peu, nous avons fait connaissance. Je dis, nous avons fait connaissance, je ne dis pas que nous avons parlé, car nul son ne sortait de nos bouches. Non, nos corps, seulement ont pris l’habitude de se côtoyer. Nous avons fait connaissance juste en restant assis côte à côte. J’ai ainsi appris à ressentir ce que ressent la personne assise à mes côtés. C’était la première fois que cela m’arrivait. Comment était-ce possible ? Commencer à ressentir les impressions et les sensations d’une autre personne et cela, sans se toucher, sans se parler ?
Au bout de quelques jours, j’ai ressenti que ce n’était pas simplement la mer qu’elle regardait. J’ai compris qu’elle voyait autre chose au travers d’elle. J’ai attendu, j’ai patienté. Je n’étais pas pressé. Pourquoi lui demander ? J’étais certain que de toute manière, elle ne voudrait pas me livrer son secret.
J’ai attendu, j’ai regardé aussi, j’ai suivi son regard qui n’était jamais fixe mais toujours mobile, j’ai saisi l’intensité de son regard, l’émotion de tout son corps pendant qu’elle semblait ne faire que regarder, et j’ai compris qu’elle ne faisait pas que regarder, elle bougeait intérieurement. Elle ne faisait même que ça, bouger, plus que regarder. J’ai vu ses mains, fines, délicates, s’agiter, s’élever comme de légers papillons, j’ai vu ses pieds bouger légèrement sur le sol. Cette vieille dame revivait des moments intenses de sa vie, mais de quelle vie s’agissait il ? Il fallait que je le devine, car je le savais, je n’avais pas droit à l’erreur. Elle me répondrait « oui » ou « non », et voilà tout. A moi de tout faire pour deviner. Alors, j’ai encore attendu, et j’ai encore patienté. On a tout son temps quand on est retraité. Je suis revenu d’autres fins d’après midi.
Et puis, soudain, un fait, une absence m’a mis sur la voie. Un soir, un jour de temps très calme, elle n’est pas venue, comme elle l’avait d'ailleurs déjà fait . Mais cet après midi là, j’ai regardé l’océan calme et lisse sans la moindre ondulation, et là, j’ai vraiment compris que c’était le mouvement qu’elle venait regarder.
Le lendemain, le temps était toujours aussi calme et elle n’est pas venue non plus, pas plus que le surlendemain. Je priais pour que le vent se lève ou tout au moins une légère brise qui donne mouvement aux flots.
Et le quatrième jour, un vent fort s’est levé, un vent annonciateur de tempête. Je l’ai vu approcher, à petits pas légers, à foulée agile et leste, et là je n’ai plus douté.
Lorsqu’elle s’est assise sur le banc, à mes côtés, je me suis retourné vers elle et je lui ai dit seulement ces mots : « C’est tout votre passé de danseuse que vous venez retrouver chaque jour ? »
Elle m’a regardé, sans étonnement aucun, m’a souri gentiment, et a seulement acquiescé de la tête, avant de se retourner pour plonger son regard dans les flots déchaînés.
Michèle Durand
7 Décembre 2009