JULES, L'EMPEREUR
Jules, l'empereur
Pedro, Emile et Coco m’ont surnommé l’Empereur. Il s’agit de mes compagnons d’infortune, mes potes de la rue, avec lesquels parfois je partage un coin de banc, un morceau de trottoir, un sandwich au fromage ou bien un quart de vin rouge.
Ils en ont complètement oublié mon prénom, Jules. Il faut dire que Jules, c’est pas terrible comme prénom, alors plutôt que de m’entendre appeler Julo, ou Juju, j’ai préféré l’Empereur.
Pourquoi l’Empereur ? A cause de ma ressemblance avec Napoléon, ou à cause de l’autre, de l’ancien, l’antique, César, ou parce que je viens d’un empire financier, ou bien parce que j’ai de la prestance et de l’allure, ou encore parce que j’ai toujours des idées de grandeurs, des rêves de maboul ? Pensez donc ! Tout simplement à cause de la déformation de ma hanche qui influence ma démarche, et aussi de cette infirmité qui fait que je n’avance qu’à tous petits pas. Alors, voilà, il parait que quand j’avance je ressemble à ces manchots, les manchots empereurs. Un pingouin, voilà, pour mes potes, je suis devenu comme un pingouin. (Je sais, un pingouin n’est pas tout a fait pareil à un manchot, mais, bon, ils se ressemblent plus entre eux qu’un mec de la Jet Set et moi !) Alors, entre ressembler à un pingouin ou à un ivrogne, j’ai encore préféré le pingouin, et j’ai laissé dire.
C’est gentil, les animaux, ça fait de mal à personne, si on leur fout la paix sur leur territoire, surtout les manchots empereurs ! Et puis, ils sont heureux ces animaux sur leur banquise, en Terre Adélie, tant qu’elle ne fond pas trop, ils sont peinards et à l’abri. Pas comme nous, hein ! A l’abri ? Ca y est, vous avez pigé ? Et puis, eux, au moins, ils sont jamais déçus, ils ne se bercent pas d’illusion. Comme ça, ils risquent pas d’être bernés et de tomber de haut. La banquise n’est pas haute, je dirais même qu’elle est presque au ras de l’eau. Tandis que nous, des fois, on dégringole de vraiment très haut. Du genre, t’es un mec qui bosse, qui a tout pour être heureux et puis un jour, t’es un moins que rien.
Y a pas à dire, la société des manchots empereurs est bien plus simple que la nôtre. Bien moins sophistiquée et hiérarchisée. Bon, les mâles, y z'ont pas le choix, ils surveillent les marmots en gestation, d’accord, mais, au moins y sont peinards, tranquilles et pas du tout remis en question dans leur rôle de mâle.
Et puis, entre nous, vraiment entre nous, ne le dites surtout pas autour de vous, je crois que les manchots entre eux, sont bien moins violents que les hommes. J’ai jamais vu, moi, un groupe de manchots empereurs attaquer un autre de son espèce pour lui voler son portefeuille, et pour cause, l’oseille, ils savent même pas que ça existe et ils ne connaissent pas son odeur.
Z’avez vu la solidarité qu’ils montrent ces gentils petits animaux, debout tous ensemble, au même endroit, tranquilles, sans se battre, parfaitement immobiles à couver leurs rejetons. Immobiles ? Enfin, pas tout à fait plus exactement, car, dans la protection de leurs oeufs, ils tournent, lentement, très doucement, infiniment lentement, les uns autour des autres. Ils assurent un relais face aux agressions du froid polaire : jamais les mêmes à l'extérieur de ce cercle, jamais les mêmes à affronter le vent glacé. Ils se protègent les uns les autres d'une mort certaine en cas contraire. Une vraie ronde de solidarité et d'humanité. Humanité chez les manchots empereurs ? Ca me fout le mouron, cette comparaison. Jamais, les hommes ne seraient cap d’autant de patience et de détachement. Des vrais empereurs dans leur âme, quoi !
Je vous dis, moi, qu’ils sont plus simples que nous, ces êtres là, pas compliqué pour deux sous.
Alors pourquoi, ça me gênerait, moi, qu’on me surnomme l’Empereur ? Dites le moi ?
Michèle Durand
26 Mars 2010