SUR UNE TOILE DE YOUSHA LIU
et démarré chez Armando Ribeiro
et repris par L'autre Jeu
Cela faisait longtemps maintenant qu’il ne savait plus où il en était.
Autour de lui, on disait qu’il avait quarante cinq ans, qu’il était marié et père de trois enfants.
Sa femme et ses enfants venaient le voir, paraît-il, assez souvent. Il s’en doutait, car à chaque fois, le docteur le prévenait à l’avance. – Jean-Pierre, aujourd’hui, votre femme, Colette, vient vous rendre visite. Tachez de vous en souvenir, Jean-Pierre. Faîtes un effort. C’est dur pour elle de venir ici et d’avoir l’impression de se retrouver face à un inconnu. Elle vous aime tant, votre Colette !
Un autre jour, le docteur lui annonçait la venue de ses deux garçons, Aurélien et Bertrand. Ils ne venaient pas souvent, les garçons, pas comme sa fille, Corinne.
Corinne, elle, venait plusieurs fois dans la semaine. Elle arrivait et tout de suite, elle illuminait la chambre de Jean-Pierre. Même les jours de temps gris, elle parvenait à égayer la pièce. Sa courte jupe voletant autour de ses jambes fines et vives, son buste agité par une activité incessante, elle rangeait un peu partout dans la chambre quand elle venait. – Mais, Papa, pourquoi as-tu mis la photo de Maman à côté de tes médicaments ? Regardes, elle va beaucoup mieux là, sur la commode, à côté de la photo de nous trois. Elle ramassait la serviette de table tombée sur le sol ou le pull qui avait glissé du fauteuil. Corinne, elle, il ne pouvait pas l’oublier. Elle était si présente, même absente. Et elle était si présente quand elle était avec lui ! Un peu comme la Fée Clochette qui nettoie tout du sol au plafond. Non, là, il devait se tromper. Ce n’était pas la Fée Clochette, qui nettoyait tout du sol au plafond. C'était la Fée Tornade. Non, ce n'était pas la Fée Tornade, peut-être la Fée Blanche. Mais, bon, peu importe.
Corinne, ça allait encore. Il avait son visage intégré au fin fond de son cerveau. Image indélébile et durable. Mais, les autres, parfois, il les oubliait. Parfois, il disait – Bonjour Madame, à sa femme. Celle-ci affichait une mine si triste qu’il se disait qu’il avait encore gaffé, qu’il s’était encore planté. – Merde ! Pourtant, il faisait d’énormes efforts pour se rappeler, mais sa mémoire partait en biberine. Ses idées et ses souvenirs fuyaient derrière lui à plus de deux cent à l’heure et il ne pouvait plus freiner.
- Comment on fait, Docteur, pour arriver à conserver toutes ses facultés intactes ? Moi, je peux pas. C’est un peu comme si quelqu’un avait, tout à coup, saisi une énorme cuillère pour tout remuer et agiter là au-dedans de mon cerveau et qu’au final toutes mes cellules se retrouvent en vrac. L’intérieur de ma tête doit ressembler à la chambre de mes garçons quand ils avaient quinze ans, un innommable bordel !C’est bizarre, ça, car des fois, je me rappelle ce que je faisais avant. Avant, j’étais cadre supérieur. Bon sang ! J’avais un travail fou, un tas de responsabilités et de nombreuses personnes sous mes ordres. Je dirigeais tout un service. Et maintenant, je n’arrive même pas à garder ma chambre propre et en ordre !
Un soir, Jean-Pierre en a eu assez. Il avait emporté tout un tas de livres dans cet établissement et chaque jour, il s’astreignait à en lire quelques pages. Mais, peu à peu, les lignes lues la veille disparaissaient de sa mémoire. S’il avait eu de l’humour, il aurait pu se dire : - Pas grave ! Comme j’oublie tout, je n’en finirai jamais avec ces livres et chaque jour je les redécouvre.
Seulement, tout cela ne le faisait pas rire du tout.
Alors, Jean-Pierre a pris tous ses livres, symbole de la culture qu’il oubliait et de tout ce qu’il ne pourrait jamais plus apprendre. Il les a éparpillés sur le sol, il s’est allongé au milieu, il en a même posé sur lui comme pour en faire une couverture, il en a saisi d’autres et il s’est cramponné à eux. Stendhal, Boris Vian, Hermann Hesse, Goethe, William Blake ou Faulkner, Simone de Beauvoir ou Flaubert, Kerouac ou Alessandro Baricco restaient ses compagnons à tout jamais.
C’est ainsi que l’infirmier de nuit trouva Jean-Pierre allongé au milieu de sa chambre. Il venait de rendre son dernier soupir en essayant d’emporter avec lui, tous ces mots qui l’avaient fui.
Michèle Durand
10 Mars 2010